Célestin Monga sur le débat Cameroun – Côte d’Ivoire: “Le PIB n’est pas du tout un indicateur sérieux”
L’économiste chevronné réagit alors qu’un énième débat entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire secoue la toile après un article de Jeune Afrique. Cette fois la comparaison porte sur le plan économique. Il souligne la complexité autour du concept de PIB et rappelle qu’il peut augmenter très rapidement alors même que le nombre de pauvres augmente encore plus vite.
Par Célestin MONGA*
Je me souviens. Elève de l’internat au Lycée Technique de Douala, j’habitais avec 40 camarades au dortoir no. 4. Une nuit, vers 2 heures du matin, une tornade cynique avait brutalement emporté une partie du toit du bâtiment, coupé l’électricité et nous avait réveillés–forcément. Comme des possédés, nous courrions quasiment nus dans tous les sens, tentant de sauver nos maigres affaires—de vieux livres, quelques cahiers, les haillons qui nous servaient de vêtements. Soudain, au milieu de ce chaos, dans la cruauté de la pénombre, une bagarre sanglante a éclaté entre deux camarades. Je n’ai jamais su ce qui avait provoqué une telle dose de colère nocturne. Inspirés par Belzébuth lui-même, les deux pauvres bougres avaient oublié la tornade qui arrosait, emportait ou détruisait ce qui leur restait de biens, pour se battre avec un acharnement qu’auraient envié Muhammad Ali et George Foreman…
Mes excellents “voisins de lit” Kanga Zé et Joseph Amougou Ebe étaient aussi traumatisés que moi par la double tragédie de la tornade farouche et de la lutte à mort entre deux souffreteux.
“Regarde ça !, m’avait dit Kanga Zé. La tornade menace de nous tuer tous ici et maintenant, en pleine nuit, loin de nos parents et de nos familles, et ces deux-là ne pensent qu’à se battre…” Amougou Ebe avait ajouté cette réflexion tragique qui ne m’a jamais quitté : “Je suis sûr que même en enfer, les hommes se battent entre eux !…”
La Côte d’Ivoire deux fois plus riche que le Cameroun?
Je repense à cette poignante réflexion métaphysique ce matin car des amis et des proches me demandent fiévreusement s’il est “vrai” que la Côte d’Ivoire sera bientôt “deux fois plus riche” que le Cameroun. Ils citent comme source de leur questionnement des commentaires qui circuleraient sur les réseaux sociaux concernant l’évolution du produit intérieur brut (PIB). Une journée n’ayant que 24 heures, j’essaie, en général, de ne pas me laisser distraire par ce genre de pseudo polémique—symptômes de l’industrie du bavardage dans laquelle nous excellons.
“Mais je dirai ici quelques mots, en espérant ne pas alimenter une polémique stérile”.
D’abord, au sujet du concept de PIB : il donne une indication primitive de la performance d’une économie. En principe, c’est une très bonne chose qu’il augmente. Mais attention : le PIB n’est pas du tout un indicateur sérieux : il comptabilise simplement les transactions marchandes désignées comme telles par les comptables nationaux de chaque pays. Il inclut donc, par exemple, les revenus de la prostitution, et ignore la valeur du travail non-vendu que 700 millions de femmes africaines effectuent tous les jours lorsqu’elles s’occupent et éduquent des enfants à la maison, les élèvent, font le ménage, la cuisine, gèrent les familles, etc.
Parce qu’il n’est qu’un listing comptable de ce qui se produit dans un pays et de ce qui se vend pendant un an, le PIB peut augmenter dans un pays qui s’appauvrit, et diminuer temporairement dans un pays qui s’enrichit et qui met en œuvre des stratégies efficaces de transformation à long terme. Le PIB par habitant du Cameroun en 1979 (718 dollars courants selon la Banque mondiale) était 4 fois celui de la Chine (184 dollars). Cette même année-là, le PIB de la Côte d’Ivoire était plus de 6 fois celui de la Chine. Aujourd’hui, il serait embarrassant pour nous tous de refaire ces comparaisons…
Le PIB ne dit rien du taux de la pauvreté ni du nombre de pauvres dans un pays. Le PIB peut donc augmenter mécaniquement, parce qu’un pays exploite plus de ses ressources minières, parce qu’il vend plus de pétrole, parce que les cours des matières premières sont plus élevés, parce que le dollar est plus fort et rapporte plus d’argent lorsque le cacao et le café sont vendus dans cette monnaie, parce qu’un pays s’endette beaucoup pour financer des aéroports surfacturés dans les villages des dirigeants ou pour réaliser des projets d’investissements coûteux et peu rentables (des “éléphants blancs”)…
Le PIB peut donc augmenter très rapidement alors même que le nombre de pauvres augmente encore plus vite. Il peut croître alors que le nombre d’enfants abandonnés dans la rue et qualifiés de “microbes” et l’insécurité augmentent encore plus rapidement.
Le PIB peut augmenter alors que le nombre et la qualité des écoles et des hôpitaux s’effondre. Le PIB peut donc progresser alors que le chef de l’Etat et ses ministres doivent toujours être transportés d’urgence en avions médicalisés à Londres, Paris ou dans les pays du Golfe dès qu’ils ont une crise de paludisme (ces évacuations sanitaires augmentent d’ailleurs le PIB et sont financés par les impôts et taxes des millions de pauvres contribuables qui eux, n’ont pas d’hôpitaux dignes de ce nom dans le pays).
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S’agissant maintenant de la “comparaison” ou de la “compétition” entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire : elle est insignifiante et contreproductive. En 1979, le PIB par habitant de l’Ivoirien était de 2.975 dollars constants (c’est-à-dire corrigé de l’inflation), plus de 2 fois celui du Camerounais à 1.375 dollars. En 2021, ces mêmes indicateurs étaient de 2.378 de dollars pour l’Ivoirien (une baisse de 20 % par rapport à 1979) et 1.433 dollars pour le Camerounais (soit une hausse de 4 %). Les statistiques sont souvent hypocrites et donc manipulables… Qui pourrait sérieusement se réjouir de ces performances des deux plus larges économies de la Zone CFA ?
Soyons clairs : le PIB ivoirien a toujours été très supérieur à celui du Cameroun. Les investissements réalisés à Abidjan depuis une décennie stimulent la croissance économique, ce qui, a priori, devrait être salué—que l’on soit Ivoirien, Camerounais, Canadien ou Chinois. Car l’Afrique doit contribuer plus substantiellement à la demande globale et devenir un plus grand marché pour les agents économiques et les investisseurs du monde entier. Mais avec leurs faibles revenus par habitant et leurs hauts niveaux de pauvreté et de chômage, la Côte d’Ivoire et le Cameroun ont encore beaucoup de défis à relever pour atteindre leur potentiel. Il est donc puéril et grossier de célébrer une “supériorité” dans la misère extrême et le sous-développement.
D’ailleurs, le Cameroun et la Côte d’Ivoire, c’est en réalité le même pays. Ce sont deux régions d’une nation appelée “Afrique”. Chaque citoyen ivoirien ou camerounais devrait s’enorgueillir du succès de l’autre et ressentir comme siennes les douleurs et les difficultés de l’autre. Nous sommes tous dans le même bateau. Nos destins sont liés. Dommage que nous soyons si obsédés par des chimères. Peut-être est-il vrai que même en enfer, les hommes se battent entre eux !…
*Célestin MONGA est Professeur à la Harvard John F. Kennedy School of Government et ses récents livres sont disponibles ICI, ICI, ICI et ICI pour le compte de Harvard University Press, Princeton University Press, et Oxford University Press.
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